Extracts From The Journal 1764
Mai 10 Turin. Nous avons été présentes aux Princesses, et an Due de Chablais. C'étoit tout ce qui nous restoit de la famille royale que nous avions envie de voir. 11 y a trois Princesses qui ont bien 1'air de ne jamais changer d'état. L'aînée, la Princesse de Savoye, a un petit visage arrondi qui peut avoir été joli. Louise et Felicité sont un peu pâles et maigres, mais ce sont bien les meilleures filles du monde. Le Due de Chablais est grand, bien fait, et un peu noirâtre. Il n'a pas un air aussi prévenant que le Due de Savoye ; malgré sa grande jeunesse, et la gène où 1'on le tient, il paraît plus libre, et plus formé. C'est le favori du père, qui est aussi prodigue à son égard, qu'il est avare pour le pauvre Duo de Savoye, qui est oblige de prendre sur son nécessaire, et sur les revenus de sa femme, les sommes qu'il employe à des oeuvres de charité, et de générosité, surtout à 1'egard des officiers.
Mai 11 II faut dire deux mots de Turin, et du Souverain qui y règne. Quand on voit les accroissemens lents et successifs de la maison de Savoye pendant huit cons ans, il faut convenir que sa grandeur est plutôt 1'ouvrage de la prudence que de la fortune. Elle se soutient, comme elle West formé, par la sagesse, 1'ordre, et 1'economie. Avec la plus mauvaise partie des Alpes, une plaine fertile, mais assez resserrée, et une méchante île, qui lui rapporte, dirai-je, ou qui lui coûte une centaine de mille livres, le Roi de Sardaigne West mis au rang des puissances. Il a des places fortes, une armée qu'il a poussée jusqu'a 50,000 hommes, et une cour nombreuse et brillante. On voit dans chaque département un esprit d'activité, modéré par 1'economie qui cherche à tirer parti de ses avantages, ou à les faire naître. Sciences, arts, bâtiments, manufactures, tout Won ressent. Il n'y a pas jusqu'a la navigation qui soit négligée. Le Roi pense àt faire construire un beau port à Nice, et il a appelle d'Angleterre notre Capitaine Atkins, pour 1'employer dans sa marine naissante, qui n'est encore composée que d'un vaisseau de cinquante canons, et une frégate de trente. Tous les deux sont des prises Espagnoles, achetées des Anglois. La frégate est la fameuse Hermione.
Mai 22 Gênes, Nous sommes arrivés à Génes vers les huit heures et demie du matin. Notre chemin n'étoit proprement que le lit d'un grand torrent; mais les coteaux nous offroient le spectacle très riant Won nombre de maisons de campagne très propres, et ornées d'une belle architecture en peinture. Le coup d'oeil de Gênes et de son port m'a paru très beau. Après dîné nous avons fait une visite à Madame Mac Carthy, qui voyage avec son fils, et aux Celesia, que j'avois beaucoup connus en Angleterre. Je n'ai trouve que la femme qui m'a reçu avec beaucoup d'amitié. Je dois y dîner demain, et leur présenter Guise. Madame Celesia est très aimable, son caractère est doux, elle a beaucoup d'esprit, et d'imagination. II me paraît que 1'age et 1'usage du monde 1'ont guéri d'un tour un peu romanesque qu'elle avoit autrefois. J'ai toujours eu pour elle l'estime et la compassion qu'elle méritait, et qui font toujours naître une amitié qui tient de la tendresse. Elle est fille du poète Mallet; la tyrannie de sa belle-mère 1'avoit jette entre les bras de M. Celesia, alors Envoyé de Gênes en Angleterre, qui L'a épousée, et qui la mena bientôt après en sa patrie. Elle se dit fort heureuse; mais elle avoue qu'elle regrette toujours 1'Angleterre.
Mai 23 Nous avons dîné chez Celesia. Ils m'ont comblé de politesses, et même d'amitiés; car je dois prendre pour moi tout ce qu'ils ont fait pour Guise. J'ai beaucoup causé avec Celesia sur les affaires du pays, et surtout sur le soulèvement de Gênes en 1746, et sur les révoltes de Corse. Voici quelques circonstances que j'en ai appris. 1nt Lorsque le peuple a fait cet effort, digne des Romains, il a formé un conseil qu'on appelloit Assemblée du Peuple, qui a continué pendant près d'une année; qu'il y avoit dans 1'Etat deux chefs indépendants. Le Senat régissait comme à 1'ordinaire toutes les affaires étrangères, et il abandonnait à cette assemblée tout l'intérieur de la république. Elle demeuroit chargée du soin de la liberté, rendoit ses ordonnances sous peine de la vie, et tenoit son bourreau assis sur les degrés d'une église, et près d'une potence pour les faire exécuter. Ce qu'il y a de plus singulier, c'est que le peuple qui avoit pris ce goût de 1'autorite suprême, se dégoûta bientôt de ses propres chefs, laissa tomber peu-a-peu son assemblée, et rendit les rênes de gouvernement a la noblesse, sans dispute, et sans conditions. 2nt Si les Genois ont irrité les Corses, ils ont tache depuis de les ramener. Il y a quatre ans qu'on fit passer dans 1'ile une députation illustre, munie de pleins pouvoirs d'accorder aux rebelles tout ce qu'ils demanderoient. Ce fut sans effet. Ces esprits indépendants, nés dans la révolte, et qui se souviennent à peine qu'ils ont été sujets des Genois, n'ont écouté que les conseils violens de Paoli, qui seul sait gouverner ce peuple indocile. Ce chef fameux, dont les moeurs sont encore un peu féroces, égale par ses talons naturels les grands hommes de 1'antiquite. M. Celesia ne pouvoit le comparer qu'à, Cromwell. Comme lui, 1'ambition lui tient lieu des richesses, qu'il méprise, et des plaisirs dont il ignore 1'usage; comme lui, Dictateur perpétuel d'une république naissante, il sait la gouverner par un fantôme de sénat, dent il est le maître; comme lui, il a su remplir ses troupes d'un fanatisme religieux qui les rend invincibles. Les curés de 1'ile lui sont des instrumens très utiles; mais enfin son addresse est d'autant plus singulière, que la religion n'a été ni le motif, ni le prétexte de la révolte. La partie la plus saine du Senat est lasse d'une guerre qui ne lui a valu que des dépenses immenses, et des disgraces. Elle n'y conserve plus que les places maritimes, dont le territoire est souvent borné par le glacis des fortifications. On abandonnerait avec plaisir les Corses à eux-mêmes, ai on ne craignoit pas le Roi de Sardaigne. Il est très sur quo la Cour de Vienne auroit souhaité d'acquérir 1'ile pour le Grand Due de Toscane, et que le marche auroit peut-être on lieu, sans la jalousie de France.
Juin 3 J'ai passé la matinée entière à la maison. Heureux momens de repos, dont on ne sent le prix, quo lorsqu'on a vécu dans le tourbillon. J'ai achevé 1'histoire des Révolutions de Gênes. Le style n'est pas mauvais, sans être celui de Vertot; 1'ordonnance est claire, sans être habile. II est si peu d'abréviateurs à qui Velleius Paterculus ait légué son secret, celui de prendre toujours par grandes masses. Mais dans une histoire politique j'aurois voulu des idées plus exactes de la constitution de Gênes, de ses loix, et de ses moeurs.
Nous avons dîné chez Celesia qui est toujours malade. A huit heures du soir son beau-père nous a présenté au Doge Brignoletti. C'est un vieillard assez gros, qui a 1'air peu spirituel. Il sait un peu de François, mais il ne nous a guères parle qu'Italien. Il nous a poliment repu, mais avec un mélange de dignité qui convenoit assez avec sa sérénité. Cette sérénité reçoit 5,000 livres par an, et en dépense au moins 25,000 pour avoir le plaisir de demeurer dans une très vilaine maison, dont il ne peut sortir sans une permission du Sénat, d'être vêtu de rouge depuis les pieds jusqu' à la tète, et d'avoir douze pages de 60 ana, habilles à 1'Espagnole.
Juin 12 Castel St. Giovanni Nous sommes partis de Gênes de très grand matin. Nous espérions de pousser jusqu'à Plaisance, mais les mauvais chemins, et les chicanes qui nous ont arrêtés presqu'à, chaque poste, nous ont obligé de nous reposer à neuf heures du soir à Castel St. Giovanni, petit bourg, dans le territoire de Plaisance, à deux postes de la capitale, et a onze et demie de Gênes. Je ne connois rien de plus désagréable, et de plus rude que le passage de la Bouquette, et même quo tout le chemin de Gênes à Novi, où commence la plaine de Lombardie. Le Roi de Sardaigne, par une attention sans relâche à profiter des plus petites acquisitions, a réduit enfin les Génois à leurs montagnes nues et stériles, dont ce peuple, tout industrieux qu'il est, peut à peine tirer le moindre avantage. En passant la Bouquette j'ai considéré ce défilé etroit, bordé de précipices, et domine par des rochers escarpés. J'ai bien compris que sans la politique timide du Senat, el 1'ignorance dans laquelle les paysans étaient encore du soulèvement de Gênes, le Maréchal Botta y auroit laissé ses troupes, et sa liberté, on sa vie.
Juin 14 Parme, Vers 1'an 1747 des ouvriers qui travaillaient à Villora dans les montagnes du Parmesan, déterrèrent une grande table de bronze. On continua a faire des recherches, et peu à peu 1'on parvint à découvrir les ruines d'une ville qui ne peut être que 1'ancienne Veleia, située dans ces quartiers, et qui doit avoir été écrasée sous la chute d'une montagne. Ces décombres se trouvaient quelquefois à fleur de terre, et quelquefois à une assez grande profondeur. Je ne pense pas qu'on ait trouve de maison complette, ni même des vestiges d'aucun édifice public, quoique Veleia ait du en avoir, quand ce ne serait que des temples. Mais sur la situation des murs, 1'on a dressé une espèce de Carte de Veloia, qui paraît avoir été grande. On y a trouve beaucoup de statues, de lampes, et d'autres antiquités, Le Due y entretient toujours un Directeur des travaux, avec une quarantaine d'ouvriers, et à mesure qu'on a épuisé un endroit, on le comble de terre. Voila tout ce quo j'en ai pu apprendre, graces à un mauvais air de mystère que la cour affecte d'y mettre. Elle compte un jour, quand on aura tout trouve, de rendre compte an public de ses découvertes, et vent être la première à la rendre. On vous permet à peine de regarder attentivement, et jamais de tien copier.