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From 'Paris' chapter from 'Memoirs Of My Life And Writing'

Extracts From The Journal

1763

Septembre, 16th ***** et Frey nous ont quitté. Le premier est une méchante bête, grossier, ignorant, et sans usage du monde. Sa violence lui a fait vingt mauvaises affaires ici. On vouloit cependant lui faire entreprendre le voyage d'Italie, mais Frey refusant de 1'y accompagner, on a pris la partie de le rapeller en Angleterre en le faisant passer par Paris. Frey est philosophe, et fort instruit, mais froid et nullement homme d'esprit. Il est las de courir le monde avec des jeunes foux. Après avoir rendu celui-ci à sa famille, il compte venir chercher le repos et la retraite dans ce pays. Qu'il a raison!

Septembre, 21st J'ai essuyé une petite mortification au cercle. Le départ de Frey ayant fait vaquer 1'emploi do directeur des étrangers, on m'avoit fait entrevoir qu'on me le destinoit et ma franchise naturelle ne m'avoit pas permis de dissimuler que je le recevrois avec plaisir, et que je m'y attendois. Cependant la pluralité des voix l'a donné à M. Roel, Hollandois. J'ai vu qu'on a saisi le premier moment que les loix permettoient de balloter, et que, ai j'avois voulu rassembler mes amis, je 1'aurois emporté; mais je sais en même tems que je l'aurois eu il y a trois mois, sans y songer un moment. Ma réputation baisse ici avec quelque raison, et j'ai des ennemis.

Septembre, 25th J'ai passe 1'apres-diner chez Madame de Bochat. Je no 1'avois pas vue depuis le 14 de ce mois. Elle ne m'a point parlé, ni n'a paru s'être aperçue de mon absence. Ce silence m'a fait de la peine. J'avois une très belle réputation ici pour les moeurs, mais je vois qu'on commence à me confondre avec mes compatriotes et à me regarder comme un homme qui aime le vin et le desordre.

Octobre, 15th J'ai passé 1'apres-midi chez Madame de Mésery. Elle vouloit me faire rencontrer avec une demoiselle Françoise qu'elle a prié à souper; cette demoiselle, qui s'appelle Le Franc, a six pieds de haut. Sa taille, sa figure, son ton, sa conversation, tout annonce le grenadier le plus déterminé, mais un grenadier qui a de l'esprit, des connoissances, et 1'usage du monde.Aussi son sexe, son nom, son état, tout est mystère. Elle se dit Parisienne, fille de condition, qui West retirée dans ce pays pour cause de religion. Ne seroit-ce pas plutôt pour une affaire d'honneur?

Décembre, 1st Nous sommes tous montés à l'église pour voir la cérémonie du jour. C'étoit la présentation du Bailif à la grande église, et la prestation du serment par la ville de Lausanne, les vassaux et tous les communautés du bailliage à la grand ministre Polier de Rollens a prêché à cette occasion. Il nous a étonné; au lieu de ces compositions sans chaleur et sans ides qu'il ne qualifie que trop souvent du nom de sermons, il a fait paroître aujourdhui les talens d'un orateur et les sentimens d'un citoyen : il a su parler au souverain de ses devoirs, et au peuple de ses droits fondés les uns et les autres sur la volonté des hommes libres qui vouloient se donner un prince et non pas un tyran. Il a loué peu, avec justesse et sans fadeur. Son débit et son geste étoient assortis au ton de son sujet. Ils étoient pleins de dignité, d'onction et do force. Après le sermon, le Trésorier West rendu au choeur ne 1'eglise suivi du Bailif et de toute 1'assemblée. Là il a présenté au Bailliage leur nouveau gouverneur, qu'il a annoncé par un discours court, mais qui m'a paru rempli de choses. Le Boursier lui a répondu, mais si bas, que j'ai perdu tout ce qu'il a dit. Ce mot de perdu, est-il à sa place? Au reste, jamais cérémonie n'a été conduite avec moins de décence. Le désordre étoit affreux. Les Grenadiers de George Grand paroissoient n'y être que pour repousser les honnêtes gens et pour laisser entrer la canaille.

Je me suis levé tard, et une visite fort amicale de M. de Chandieu Villars, m'a enlevé ce qui me restoit de la matinée. M. de Chandieu a servi en France avec distinction, il West retire avec le grade de maréchal de camp. C'est un homme d'une grande politesse, d'un esprit vif et facile; il seroit aujourdhui, à soixante ans, 1'agrément d'une société de jeunes filles. C'est presque le seul étranger qui ait pu acquérir 1'aisance des manières Françoises, sans en prendre en même tems les airs bruyans et étourdis.

C'étoit un Dimanche de Communion. Les cérémonies religieuses sont bien entendues dans ce pays. Elles sent rares, et par la même plus respectées; les vieillards se plaignent à la vérité du refroidissement de la dévotion; cependant un jour, comme celui-ci, offre encore un spectacle très édifiant. Point d'affaires, point d'assemblée ; on s'interdit jusqu'au whist, si nécessaire a 1'existence d'un Lausannois.

II y a quelques jours que j'ai bien perdu mon temps. Heureux encore si ce n'étoit que mon temps, que j'eusse perdu! J'ai beaucoup joué, ou du moins j'ai beaucoup parie au cercle ; après quelques commencemens de bonheur je me suis enfile au whist et au piquet, et j'ai perdu un quarantaine de Louis. J'ai eu alors le courage de m'arrêter tout d'un coup, et sans me laisser éblouir par de vaines espérances de rattraper ma perte, j'ai renonce au gros jeu, du moins pendant quelque temps. Il voudroit mieux y renoncer à jamais; il y a tant d'inconvéniens, la perte du temps, la mauvaise compagnie; ces agitations continuelles de crainte et d'espérance qui aigrissent à la longue 1'humeur et qui dérangent la sant é. Le goût d'étude et la reflexion, peut il s'associer avec celui du jeu? C'est d'ailleurs une remarque que l'expérience m'a souvent fait faire; que la partie ne sauroit être égale et qu'une perte quelconque est sentie bien plus vivement que ne le seroit un gain pareil. La raison en est claire. On avoit déjà arrang é sa dépense sur son r évenu, et cette perte inattendue entrains la privation de nécessaire ou du moins de guelques agréments sur lesquels on comptoit. Mais le gain, trop précaire et trop incertain pour devoir changer les plans d'un homme sensé, ne sert tout au plus qu'a satisfaire la fantaisie du moment. Voil à de la sagesse après coup. Si j'avois fait ces réflexions quelques jours plutôt, je me serois épargné quelques désagréments de la part de mon père qui peut ne se point accommoder de ce surcroit de dépense.

Décembre, 31st Jettons un coup d'oeil sur cette année 1763. Voyons comment j'ai employé cette portion de mon existence qui s'est écoulée et qui ne reviendra plus. Le mois do Janvier s'est passe dans le sein de ma famille à qui il falloit sacrifier tons mes momens, parce-qu'ils étoient les derniers dans les soins d'un départ et dans 1'embarras d'un voyage. Dans ce voyage cependant je trouvai moyen de lire les lettres de Busbequius, Ministre Impérial à la Porte. Elles sont aussi intéressantes qu'instructives. Je restai a Paris depuis le 28 Janvier jusqu'au 9 Mai. Pendant tout ce tems je n'étudiai point. Les amusements m'occupoient beaucoup, et 1'habitude de la dissipation, qu'on prend ai facilement dans les grandes villes, ne me permettoient pas de mettre à profit le tems qui me demeuroit. A la vérité, si j'ai peu feuilleté les livres, 1'observation de tous les objets curieux qui se présentent dans une grande capitale, et la conversation avec les plus grands hommes du siècles, m'ont instruit de beaucoup de choses que je n'aurois point trouvé dans les livres. Les sept ou huit derniers mois de cette année ont été plus tranquilles. Des quo je me suis vu établi à Lausanne, j'ai entrepris une étude suivie sur la géographie ancienne de l'Italie. Mon ardeur s'est très bien soutenue pendant six semaines jusqu'a la fin du mois de Juin.

Ce fut alors qu'un voyage de Genève interrompit un peu mon assiduité, que le séjour de Mésery m'offrit mille distractions, et que la société de Saussure acheva de me faire perdre mon tems. Je repris mon travail avec ce Journal au milieu d'Août, et depuis ce tems jusqu'au commencement de Novembre, j'ai mis à profit tous mes instans ; j'avoue que pendant les deux derniers mois mon ardeur s'est un peu ralentie. Irement, Dans cette étude suivie j'ai lu : 1. Près de deux livres de la géographie de Strabon sur 1'Italie deux fois. 2. Une partie du deuxième livre de 1'histoire naturelle de Pline. 3. Le quatrième chapitre du deuxième livre de Pomponius Mela. 4. Les Itinéraires d'Antonin, et de Jerusalem pour ce qui regarde 1'Italie. Je les ai lus avec lea Commentaires de Weaseling, etc. J'en ai tiré des tables de toutes les grandes routes de 1'Italie, reduisant partout les milles Romains, en milles Anglois, et en lieues de France, selon les calculs de M. d'Anville. 5. L'Histoire des Grands Chemins de 1'empire Romain, par M. Bergier, deux volumes in 4°. 6. Quelques Extraits choisis de Cicéron, Tite Live, Velleius Paterculus, Tacite, et les deux Plines. La Roma Vetus de Nardini et plusieurs autres opuscules sur le même sujet qui composent presque tout le quatrième tome du Trésor des Antiquités Romaines de Graevius. 7. L'Italia Antiqua de Cluvier, en deux volumes in folio. 8. L'Iter ou le Voyage de Cl. Rutillius Numatianus dans les Gaules. 9. Les Catalogues de Virgile. 10. Celui de Silius Italicus. 11. Le Voyage d'Horace à Brundusium. N.B. J'ai lu deux fois ces trois derniers morceaux. 12. Le Traité sur les Meaures Itinéraires par M. d'Anville, et quelques Mémoires de 1'Académie des Belles Lettres. IIment, On me fit attendre Nardini de la Bibliothèque de Genève. Je voulus remplir ce moment de vuide par la lecture de Juvenal, poete qui je ne connoissois encore que de réputation. Je le lu deux fois avec plaisir et avec soin. IIIment, Pendant 1'année j'ai lu quelques journaux, entre autres le Journal Étranger depuis son commencement, un tome des Nouvelles de Bayle, et les 35 premiers volumes de la Bibliothèque raisonnée. IVment. J'ai beaucoup écrit de mon Recueil Géographique de 1'Italie qui est déjà bien ample et assez curieux. Vment, Je ne dois point oublier ce journal même qui est devenu un ouvrage; 214 pages en quatre mois et demi et des pages des mieux fournies font un objet considérables. Aussi sans compter un grand nombre d'observations détachées, il s'y trouve des dissertations savantes et raisonnes. Celle du passage d'Annibal contient dix pages, et celle sur la guerre sociale en a douze. Mais ces morceaux sent trop étendus, et le journal même a besoin d'une réforme qui lui retranche quantité de pièces qui sent assez étrangères a son veritable plan. Après avoir on peu refléchi la dessus, voici quelques règles que je me suis faites sur les objets qui lui conviennent. Iment, Touts ma vie civile et privée, mes amusemens, mes liaisons, mes écarts même, et toutes mes réflexions qui ne roulent que sur des sujets qui me sont personnels, je conviens que tout cola n'est intéressant que pour moi, mais aussi ce n'est que pour moi que j'écris mon journal. IIment, Tout ce que j'apprens par 1'observation ou la conversation. A 1'egard de celle-ci je ne rapporterai que ce que je tiens de personnes tout à la fois instruites et véridiques, lorsqu'il est question de faite, ou du petit nombre de ceux qui méritent le titre de grand homme, s'il s'agit de sentimens et d'opinions. IIIment, J'y mettrai soigneusement tout ce qu'on peut appeller la partie matérielle de mes études; combien d'heures j'ai travaille, combien de pages j'ai écrit ou lu, avec une courte notice du sujet qu'ellea contenoient. IVment, Je serois fâché de lire sans refléchir sur mes lectures, sans porter des jugemens raisonnés sur mes auteurs, et sans éplucher avec soin leurs idées et leurs expressions. Mais toute lecture ne fournit pas également. Il y a des livres qu'on parcourt, et il y en a qu'on lit; il y en a enfin qu'on doit étudier. Mes observations sur ceux de la première classe ne peuvent qu'être courtes et détachées. Elles conviennent au journal. Celles qui regardent la seconds classe n'y entreront qu'autant qu'elles auront le même caractère. Vment, Mes réflexions sur ce petit nombre d'auteurs classiques, qu'on médite avec soin, seront naturellement plus approfondies et plus suivies. C'est pour elles, et pour des pièces plus étendue et plus originales, auxquelles la lecture ou la méditation peut donner lieu, que je ferai un recueil séparé. Je conserverai cependant sa liaison avec le journal par des renvois constans qui marqueront le numéro de chaque pièce avec le tems et 1'occasion de sa composition. Moyennant ces précautions mon journal ne pout que m'être utile. Ce compte exact de mon tems m'en fera mieux sentir le prix; il dissipera par son détail, 1'illusion qu'on se fait d'envisager seulement les années et les mois et de mépriser les heures et les jours. Je ne dis rien de 1'agrement. C'en est un bien grand cependant de pouvoir repasser chaque époque de sa vie, et de se placer, des qu'on le veut, an milieu de toutes les petites scènes qu'on a joue, on qu'on a vu jouer.

1764

Avril, 6th J'ai été éveillé par Pavilliard et Holroyd pour arrêter une fâcheuse affaire qui s'étoit passée an bal après notre départ. Guise, qui faisoit la cour à Mademoiselle d'Illens depuis long tems, voyoit avec peine que Van Berken (un Hollandois) menaçoit de le supplanter. Il ne répondoit jamais aux politesses de son rival, que par des brusqueries; et a la fin a I'occasion de la main de Mademoiselle d'Illens il s'emporta contre lui le plus mal à propos du monde, et le traits, devant tout le monde d'impertinent, etc. J'ai appris de Pavilliard que Van Berken lui avoit envoyé un cartel, et que la réponse de Guise ne 1'ayant point contenté ils devoient se rencontrer à cinq heures du soir. Au désespoir de voir mon ami engage dans une affaire qui ne pouvoit que lui faire du tort, j'ai couru chez M. de Crousaz où demeuroit Van Berken. J'ai bientôt vu qu'il ne lui falloit qu'une explication assez légère, jointe à quelque apologie de la part de Guise pour le désarmer, et je suis retourné chez lui avec Holroyd pour 1'engager à la donner. Nous lui avons fait comprendre que 1'aveu d'un véritable tort ne blessoit jamais 1'honneur, et que son insulte envers les dames aussi bien qu'envers Van Berken étoit sans excuse. Je lui ai dicté un billet convenable, mais sans la moindre bassesse, que j'ai porte au Hollandois. Il a rendu les armes sur le champ, lui a fait la réponse la plus polie, et m'a remercie mille foix du rôle que j'avois fait. En vérité cet homme n'est pas difficile. Après diner j'ai vu nos dames à qui j'ai porte une lettre d'excuses. La mère n'en veut plus à Guise, mais Mademoiselle d'Illens est désolée du tort que cette affaire peut lui faire dans le monde. Cette négociation m'a pris le jour entier; mais peut on mieux employer un jour qu'à sauver la vie, peut-être à deux personnes, et a conserver la réputation d'un ami? Au reste j'ai vu au fond plus d'un caractère. Guise est brave, vrai, et sensée, mais d'une impétuosité qui n'est que plus dangereuse pour être supprimée a 1'ordinaire. C***** est d'une étourderie d'enfant. De Salis d'une indifférence qui vient plus d'un défaut de sensibilité, que d'un excès de raison. J'ai conçu une veritable amitié pour Holroyd. Il a beaucoup de raison et des sentimens d'honneur avec un coeur des mieux placé.